Lettre du vieil écolier
Daniel Pennac a soixante ans...
Il en profite pour nous raconter ses galères de cancre à l'école et je ne résiste pas à vous confier cette histoire de Jura que je trouve vraiment réjouissante :
Je n'imprimais pas, comme disent les jeunes gens d'aujourd'hui. je ne captais ni n'imprimais. Les mots les plus simples perdaient leur substance dès qu'on me demandait de les envisager comme objet de connaissance. Si je devais apprendre une leçon sur le massif du Jura, par exemple (plus qu'un exemple, c'est, en l'occurence, un souvenir très précis), ce petit mot de deux syllabes se décomposait aussitôt jusqu'à perdre tout rapport avec la Franche-Comté, l'Ain, l'horlogerie, les vignobles, les pipes, l'altitude, les vaches, les rigueurs de l'hiver, la suisse frontalière, le massif alpin ou la simple montagne. Il ne représentait plus rien. Jura, me disais-je , Jura ? Jura...
Et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n'en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, répéter et ne pas assimiler, jusqu'à la totale décomposition du goût et du sens, mâcher, répéter, Jura, Jura, jura, jura, jus, rat, jus, ra ju ra ju ra jurajurajura jusqu'à ce que le mot devienne une masse sonore indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d'ivrogne dans une cervelle spongieuse... C'est ainsi qu'on s'endort sur une leçon de géographie.
Merci Daniel ! (extrait de son dernier livre : Chagrin d'école)
Il en profite pour nous raconter ses galères de cancre à l'école et je ne résiste pas à vous confier cette histoire de Jura que je trouve vraiment réjouissante :
Je n'imprimais pas, comme disent les jeunes gens d'aujourd'hui. je ne captais ni n'imprimais. Les mots les plus simples perdaient leur substance dès qu'on me demandait de les envisager comme objet de connaissance. Si je devais apprendre une leçon sur le massif du Jura, par exemple (plus qu'un exemple, c'est, en l'occurence, un souvenir très précis), ce petit mot de deux syllabes se décomposait aussitôt jusqu'à perdre tout rapport avec la Franche-Comté, l'Ain, l'horlogerie, les vignobles, les pipes, l'altitude, les vaches, les rigueurs de l'hiver, la suisse frontalière, le massif alpin ou la simple montagne. Il ne représentait plus rien. Jura, me disais-je , Jura ? Jura...
Et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n'en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, répéter et ne pas assimiler, jusqu'à la totale décomposition du goût et du sens, mâcher, répéter, Jura, Jura, jura, jura, jus, rat, jus, ra ju ra ju ra jurajurajura jusqu'à ce que le mot devienne une masse sonore indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d'ivrogne dans une cervelle spongieuse... C'est ainsi qu'on s'endort sur une leçon de géographie.
Merci Daniel ! (extrait de son dernier livre : Chagrin d'école)